Aller au Marché Mouffetard, c'est emprunter la rue Mouffetard, une rue commerçante à l'ancienne qui vous plonge dans une forme de nostalgie.
Ce n'est pas la nostalgie d'un passé révolu, idéalisé ou fantasmé. C'est plutôt le constat d'une dissonance : l'ossature de cette rue est authentiquement ancienne, mais rien dans la vie de cette rue, de ce quartier n'entre en résonance avec ce Paris ancien.
C'est quand même un quartier jeune et de petits commerces, de restaurants, de vente à emporter. La rue donne l'impression d'être moins animée qu'autrefois. A part le Petit Grec qui fait le plein, les clients ne se bousculent pas.
Le marché alimentaire est au bas de la rue et il n'y a que quelques commerces. Tout en haut, au-dessus de la Contrescarpe, la rue semble s'être désertifiée.
Vous croiserez alors l'un de ces restaurants fermé, le Mayflower. Serait-ce un signal de départ ? Le Mayflower est-il parti déjà ? A t-il débarrassé sa terrasse, remisé ses tables et ses chaises, enlevé ses rideaux, fermé ses portes à double tour ? Les vitres sont sales. Aucun client à l'horizon.
A t-il pris la mer ? Est-il parti sur le grand océan ? A t-il embarqué beaucoup de passagers à bord ? Est-il parti pour l'Amérique ? Pour l'Asie ? Pour l'Australie ? L'Indonésie ? Est-il parti poussé par la nécessité ou poussé par l'appel du grand large ?
Est-il parti avec l'espoir d'une vie meilleure ? S'apprête t-il à franchir un cap, celui d'une bonne espérance ou d'une autre ? Va t-il accoster sur une terre inconnue (Terre en vue ! Terre en vue !) peuplée de géants végétaux et de Terriens lilliputiens ? Va t-il rencontrer le grand anaconda blanc et jaune tapi dans un marais boueux ?
Pourra t-il jeter l'ancre dans cette baie hospitalière qui pourrait s'avérer inhospitalière ? Sera t-il jeté au feu des hommes qui aiment la danse et les masques ? Pourra t-il débarquer ses vivres, son bétail, ses brebis, ses moutons, ses cochons, ses volailles, son coq au cri strident, au jabot proéminent ?
Pourra t-il débarquer ses chevaux hennissants, impatients ? Il faudra du temps pour qu'ils se calment, pour qu'ils redécouvrent la Terre, pour qu'ils puissent galoper sans s'arrêter. Pourront-ils être à nouveau dressés, montés ?
Et les chiens ? Seront-ils toujours les meilleurs amis des hommes du Mayflower ? Ce sont des chiens domestiques. Ils sont normalement habitués aux caresses, au lit moelleux, aux couvertures douces et chaudes. Ils mangent des croquettes riches en vitamines tous les jours. Ces chiens n'ont pas faim d'ordinaire. Ils sont les compagnons les plus fidèles et les plus obéissants de leurs maîtres.
Mais maintenant ? Après cette traversée éreintante, ce périple angoissant, ces nuits sans dormir à hurler à la mort, ces repas sans croquettes, ces litières sans douceur ?
Les conquistadors pourront-ils pénétrer dans ce nouvel eldorado, un enfer paradisiaque qui bruisse de mille dangers, de mille surprises ?
Pourront-ils boire une eau douce qui leur servira à faire du café et à préparer la table pour le "tea time" ?
Pourront-ils cultiver, suffisamment pour nourrir leurs bêtes et pour se nourrir eux-même ? On voit des cocotiers à l'horizon, des rochers, du sable, des bouteilles en plastique échouées mais où est la bonne terre ?
Et si, et si, cette île était l'île aux serpents ? Ils sont partout, cachés par milliers, dans les rochers. Ils sont affamés car ils ne mangent que quand les petites tortues qui ont éclos dans leur nid, retournent à la mer. Ils sortent alors par milliers des anfractuosités pour les attraper. Ils sont d'une rapidité effroyable et d'une gloutonnerie sans pareille !
Alors, partir un jour peut-être mais pour aller où ?
Le paradis existe t-il encore quelque part ?
L'aventure ne risque t-elle pas de tourner à la mésaventure ?
Partir un jour sans retour ?
Non.
Ne mouftez pas. Rouvrez. Ou jetez l'ancre ici sur cette île échouée.